Le reflux

 

Le bateau dragon survola lentement les marais inondés, laissant la Vengeance désarmée loin derrière. Comme la tempête perdait de la vigueur, il replia ses ailes et se posa sur l’eau en soulevant une immense gerbe. (Il manquait un peu d’entraînement.)

Jenna et Marcia, qui se cramponnaient à son cou, furent trempées.

Déséquilibrés par cet atterrissage brutal, 412 et Nicko s’étalèrent pêle-mêle sur le pont. Ils se relevèrent pendant que Maxie s’ébrouait. Nicko poussa un soupir de soulagement. Sans aucun doute, les bateaux n’étaient pas faits pour voler.

Bientôt, les nuages s’éloignèrent vers le large et la lune reparut à point nommé pour les éclairer. Auréolé de reflets verts et or, le dragon présenta ses ailes au vent et prit la direction du cottage. Très loin au-delà de l’eau, tante Zelda observait la scène depuis une petite fenêtre éclairée, un peu échevelée d’avoir dansé comme une folle autour de la cuisine et d’être entrée en collision avec une pile de casseroles.

Le bateau dragon répugnait à retourner dans le temple. Depuis qu’il avait goûté à la liberté, il appréhendait de se retrouver captif sous terre. Il brûlait de faire demi-tour, de gagner la haute mer tant que ça lui était possible et de visiter le monde avec la jeune reine, son nouveau maître et la magicienne extraordinaire. Mais son nouveau maître avait d’autres projets. Il comptait le ramener dans sa prison sèche et obscure. Le dragon soupira et baissa la tête, si bien que Jenna et Marcia faillirent tomber.

— Qu’est-ce qui se passe, là-haut ? interrogea 412.

— Du vague à l’âme, expliqua Jenna.

— Pourquoi, Marcia ? Vous êtes libre, maintenant.

— Ce n’est pas elle qui est triste, rectifia Jenna, mais le dragon.

— Comment le sais-tu ?

— Je le sais, c’est tout. Il me parle. Dans ma tête.

— Ah oui ? ironisa Nicko.

— Parfaitement, monsieur. Il est triste parce qu’il aimerait naviguer sur la mer. Il ne veut pas retourner dans le temple - sa prison, comme il l’appelle.

Marcia savait trop bien ce que ressentait le dragon.

— Dites-lui qu’il retrouvera bientôt la mer, conseilla-t-elle à Jenna. Mais pas tout de suite. Ce soir, nous avons tous envie de rentrer à la maison.

Le dragon releva la tête et, cette fois, Marcia tomba. Elle glissa le long de son cou et atterrit lourdement sur le pont. Toutefois, elle ne se plaignit même pas. Elle resta assise par terre à contempler les étoiles dans le ciel tandis que le bateau dragon glissait sereinement à travers les marais de Marram.

Nicko, qui faisait le guet, eut la surprise d’apercevoir au loin un petit bateau de pêcheur à l’allure étrangement familière. C’était le poulailler de tante Zelda qui voguait au gré du courant.

— Regarde, dit-il en le désignant du doigt à 412. J’ai déjà vu ce bateau quelque part. Ce doit être quelqu’un du Château qui pêche dans les parages.

412 sourit.

— Eh bien, remarqua-t-il, on peut dire qu’il a mal choisi son jour.

Le temps qu’ils atteignent l’île, l’eau avait commencé à refluer et ne recouvrait plus que superficiellement les marais. Nicko prit la barre et guida le bateau dragon jusqu’au lit du fossé toujours inondé. Ce faisant, ils dépassèrent le temple romain qui offrait un spectacle saisissant. Son intérieur resplendissait sous le clair de lune, pour la première fois depuis qu’Hotep-Râ y avait enfoui le bateau dragon. L’eau avait emporté les levées de terre et le toit en bois, exposant les piliers élancés aux rayons de l’astre de la nuit.

Marcia fut abasourdie.

— J’ignorais complètement son existence, dit-elle. Complètement. Pourtant, un des livres de la bibliothèque de la pyramide aurait dû le mentionner. Quant au bateau dragon... Eh bien, j’ai toujours pensé qu’il s’agissait d’une légende.

— Tante Zelda le savait, glissa Jenna.

— Zelda ? Pourquoi n’en a-t-elle pas parlé ?

— C’était son rôle de ne rien dire. Elle est la gardienne de l’île. Les reines... Hum ! ma mère, ma grand-mère, mon arrière-grand-mère et toutes celles qui les ont précédées devaient rendre visite au dragon.

— Vraiment ? Et pourquoi ?

— Comment le saurais-je ? Elles ne me l’ont pas dit.

— À moi non plus. Ni à Alther, pour autant que je sache.

— Ni à DomDaniel.

— En effet, acquiesça Marcia, pensive. Peut-être y a-t-il des choses qu’il vaut mieux qu’un magicien ignore.

Une fois amarré au ponton, le bateau dragon abaissa lentement ses ailes immenses et les rangea le long de sa coque, tel un cygne géant se posant sur son nid. Il pencha la tête pour permettre à Jenna de se laisser glisser sur le pont et regarda autour de lui. Cela ne valait pas l’océan, mais la vue des marais qui s’étendaient jusqu’à l’horizon lui était presque aussi agréable. Il ferma les yeux. La reine était revenue et l’air sentait le sel. Il était satisfait.

Jenna se hissa sur le bastingage du bateau endormi et laissa pendre ses jambes dans le vide. Le cottage semblait toujours aussi paisible, quoique un peu plus délabré que lorsqu’ils l’avaient quitté. Cette impression était principalement due au fait que la chèvre avait déjà dévoré une bonne partie du toit et que son appétit ne faiblissait pas. A présent que l’eau s’était presque entièrement retirée, l’île apparaissait couverte d’un mélange de boue et d’algues. Jenna se fit la réflexion que tante Zelda serait furieuse en voyant son jardin.

Les passagers du bateau dragon attendirent que le ponton soit dégagé pour descendre à terre et se diriger vers la maison. Un silence inhabituel régnait autour de celle-ci et la porte bâillait légèrement. Pleins d’appréhension, ils jetèrent un coup d’œil à l’intérieur.

Privée de protection magique, la chatière était grande ouverte et la pièce grouillait de bobelins. Il y en avait partout, sur les murs, sur le sol, collés au plafond, tassés à l’intérieur du placard à potions. Ils se répandaient dans la maison telle une nuée de sauterelles, mâchant, déchirant, souillant tout sur leur passage. Quand ils aperçurent les nouveaux arrivants, les dix mille bobelins se mirent à pousser des cris aigus.

Tante Zelda sortit de la cuisine en coup de vent.

— QUOI ? fit-elle d’une voix étranglée.

Elle tenta d’apprécier la situation, mais elle ne voyait qu’une chose : Marcia Overstrand, dans un débraillé inhabituel, debout au milieu d’une marée de bobelins. Pourquoi cette femme était-elle si compliquée ? Quel besoin avait-elle de ramener chez elle une horde de bobelins ?

— Sortez d’ici, saletés ! rugit-elle en agitant les bras d’une manière totalement inefficace. Allez, ouste !

— Laissez-moi vous aider, Zelda, lui cria Marcia. Je n’ai qu’à prononcer un sort d’enlèvement...

— Non ! la coupa tante Zelda. Si je ne m’en occupe pas moi-même, ils perdront tout respect pour moi.

— Vous appelez ça du respect ? grommela Marcia.

Elle arracha ses bottines dégoûtantes de vase gluante et inspecta ses semelles. Apparemment, l’une d’elles était trouée. Elle sentait la boue s’insinuer entre ses orteils.

Soudain, les piaillements cessèrent et une myriade de petits yeux rouges agrandis par la terreur contemplèrent le pire cauchemar des bobelins : un boggart... Ou plutôt, LE boggart.

Sa fourrure était propre et brossée, et le large pansement blanc enroulé autour de sa taille le faisait paraître plus petit et plus maigre que le Boggart qu’ils connaissaient. Toutefois, il possédait toujours son haleine redoutable. Sentant ses forces revenir, il se mit à circuler au milieu des bobelins en les arrosant de son souffle.

Espérant lui échapper, les bobelins s’entassèrent stupidement dans l’angle le plus éloigné de la pièce, près du placard à potions. Bientôt, tous sauf un (un jeune qui prenait part à son premier raid) eurent rejoint la pile branlante. Tout à coup, le jeune bobelin jaillit de dessous le tapis. Ses yeux brillaient, pleins d’angoisse, au milieu de sa figure pointue. Sous les regards de toute l’assemblée, il traversa la salle en faisant claquer ses doigts et ses orteils sur les dalles et se jeta sur la pile visqueuse, se fondant dans la multitude de petits yeux rouges toujours fixés sur le boggart.

— J’me demande pourquoi ils restent plantés là, lança le boggart à la cantonade. Fichus bobelins ! C’est vrai qu’avec cette tempête y fait meilleur au chaud dans une jolie maison. Vous avez vu ce grand bateau échoué dans la bourbe ? Y z’ont d’la chance que les bobelins soyent ici et pas chez eux, en train d’les tirer par le fond...

Ses auditeurs échangèrent des regards.

— Beaucoup de chance, en effet, acquiesça tante Zelda.

Elle savait très bien de quel bateau parlait le boggart. Captivée par le spectacle qui se déroulait derrière la fenêtre de la cuisine, elle n’avait même pas remarqué l’invasion des bobelins.

— Bon, j’ vous laisse, reprit le boggart. Je supporte plus d’être aussi propre. J’ vais me dégoter une belle flaque.

— Ce n’est pas ça qui manque, Boggart, lui assura tante Zelda.

— Pour sûr ! Au fait, Zelda... J’ voulais vous remercier du soin que vous avez pris d’ moi. Les bobelins vont décamper quand je s’rai plus là. S’ils vous donnent encore du souci, criez fort.

Sur ces paroles, le boggart sortit de sa démarche dandinante, résolu à consacrer les prochaines heures à la recherche de la flaque de boue dans laquelle il passerait le reste de la nuit. Il n’avait que l’embarras du choix.

Sitôt après son départ, les bobelins commencèrent à s’agiter et à couler des regards vers la porte ouverte. Quand ils eurent la certitude qu’il était parti, une cacophonie de cris perçants éclata et la pile s’écroula, éclaboussant le sol de vase gluante. N’ayant plus à redouter l’haleine du boggart, la horde se rua vers la porte, franchit le pont dare-dare et se répandit à travers les marais, en direction de la Vengeance enlisée.

— Vous savez quoi ? fit tante Zelda quand ils eurent disparus, avalés par les ombres des marais. J’ai presque de la peine pour eux.

— Pour qui ? demanda Jenna. Les bobelins ou l’équipage de la Vengeance ?

— Les deux.

— Pas moi, rétorqua Nicko. Les uns et les autres n’ont que ce qu’ils méritent.

Quoi qu’il en soit, aucun d’eux ne tenait à voir ce qu’il allait advenir de la Vengeance. Et nul ne souhaitait non plus s’étendre sur le sujet.

Plus tard, quand ils eurent nettoyé le mieux possible l’intérieur du cottage, tante Zelda fit l’inventaire des dégâts avec un optimisme un peu forcé :

— Ce n’est pas si dramatique. Les livres sont en bon état - enfin, ils le seront une fois secs - et je peux toujours refaire les potions. D’ailleurs, la plupart approchaient de la date de péremption et les plus importantes se trouvent dans un coffre. Contrairement à la dernière fois, les bobelins n’ont pas dévoré toutes les chaises et ils n’ont même pas fait leurs besoins sur la table. L’un dans l’autre, ça pourrait être pire. Bien pire.

Marcia s’assit et ôta ses bottines en python terriblement abîmées. Elle les mit à sécher près du feu, hésitant à prononcer un sort réparateur. À proprement parler, elle n’avait pas le droit d’utiliser la Magyk pour son confort. Il lui était permis de réparer sa cape, car celle-ci faisait partie de ses outils de travail. Mais elle pouvait difficilement prétendre que ses bottines pointues étaient nécessaires à l’exercice de son art. Posées sur le bord de la cheminée, elles fumaient en dégageant une odeur ténue mais désagréable de serpent moisi.

— Vous pouvez prendre mes caoutchoucs de rechange, proposa tante Zelda. Ce sera plus commode pour circuler autour de la maison.

— Merci, murmura Marcia d’un air maussade - elle avait horreur des caoutchoucs.

— Ne faites pas cette tête, reprit Zelda, agacée. Il se passe des choses bien pires en ce moment même dans les marais.

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